Nous avons vu que pour innover il faut franchir la vallée de la mort (1) en trouvant du temps pour explorer les concepts en rupture et (2) en pivotant (changer d'idée) face à l'échec. Or les dernières avancées scientifiques en sciences de gestion et en théories de la conception fournissent des solutions managériales et concrètes encore méconnues.
Une ressource dédiée à raisonner dans l'inconnu
Les concepts en rupture ont la caractéristique d'être inconnus. En particulier on ne sait pas si s'engager dans leur exploration est rentable.
De fait il n'est pas rationnel pour un intrapreneur de consacrer du temps, ou pour un décideur d'affecter un budget, à explorer un concept dont on ne connait rien lorsque d'autres idées ont une rentabilité évaluable.
Pourtant il faut un début à tout. Il faut donc qu'une personne ait pour mission d'explorer les concepts en rupture à moindre coût. Logiquement elle devrait se trouver dans la direction de l'innovation, l'équipe permanente du Fab Lab ou les équipes de recherche, mais trop souvent cette toute petite ressource fondamentale est absente.
Cet explorateur est confronté au lourd défit de raisonner dans l'inconnu et de former une équipe pour prendre le relais de son exploration et la développer dans un vrai projet ! Ce n'est donc ni un chercheur, ni un entrepreneur. Comment agit cette personne ?
Des premier outils pour explorer : la théorie C-K et la méthode DKCP
La théorie C-K permet de représenter le raisonnement d'élaboration de nouveaux concepts et les pivots possibles en séparant l'arbre C des Concepts et l'espace K des connaissances. Elle est donc un outil très précieux de l'explorateur à la fois pour réfléchir, pour communiquer et pour agir en collectif.
Parfois on entend parler de "méthode" C-K. C'est un abus de langage car la théorie C-K peut être appliquée selon plusieurs méthodes en fonction du contexte : modéliser un premier effort créatif pour l'approfondir, animer un atelier créatif, communiquer les résultats d'une exploration au cours d'une réunion décisionnelle, briefer un groupe de travail...
Parmi toutes les méthodes appliquant la théorie C-K, la première née et donc celle qui bénéficie du plus de retour d'expérience malgré ces défauts, est la méthode KCP, aussi connue sous le nom DKCP. Elle est constituée de quatre étapes :
- Définition : un thème est défini en formalisant les connaissances et un concept en rupture de base.
- Knowledge : des connaissances supplémentaires sont explorées
- Concept : des nouveaux concepts sont formulés avec les nouvelles connaissances acquises
- Proposition : certains concepts sont formalisés pour être explorés plus en profondeur (fiche idée, prototype, fiche projet)
Cependant, comme observé chez Safran, à la fin de cette dernière étape des concepts très en rupture sont encore trop inconnus pour bénéficier des ressources d'ingénieries, de marketing, de recherche... Pourtant ces concepts sont porteurs de rupture à ne pas laisser aux concurrents. C'est pourquoi dans ma thèse nous sommes parvenus à des améliorations de C-K et DKCP pour que l'explorateur initial fédère des équipes explorant les concepts en rupture.
Des nouveaux outils pour explorer en équipes : C-K T / C-K E et la méthode PEPITE
Raisonner avec la théorie CK permet d'explorer l'inconnu, mais on souhaiterait que cet inconnu se structure pour générer des échanges économiques. On voudrait que l'inconnu s'explore sur un volet technique et commercial de même que les études approfondies sont dites technico-économiques.
Pour cela au fil des expérimentations chez Safran, j'ai abouti à raisonner sur deux C-K : le C-K Technologie et le C-K Environnement. L'avantage est d'explorer simultanément la technique et ce qui la fera vendre. Avec ces deux axes de pivots, le raisonnement est beaucoup moins susceptible d'être abandonné dans une vallée de la mort puisqu'on créer à la fois les solutions techniques et leur modèle économique.
L'inconvénient c'est que faire un C-K c'est du travail, mais en faire deux cela parait insurmontable alors qu'il y a de nombreux autres aspects à gérer pour pour mettre en mouvement le colletif en équipes projets.
Ainsi la méthode PEPITE met en oeuvre C-K T / C-K E en 6 étapes qui construisent en parallèle le raisonnement et les équipes projets tout en maitrisant l'effort individuel de modélisation.
La page suivante décrit la méthode PEPITE.
Lecture recommandée pour approfondir ultérieurement
Ressource minimale d'exploration
Télécharger ma thèse, ces résultats sont développés dans la partie 3, en particulier la notion "d'engagement conceptif" développée au chapitre 6
la théorie CK et DKCP
Hatchuel, A., Le Masson, P., Weil, B., Agogué, M., Kazakçi, A., & Hooge, S. (2016). Multiple forms of applications and impacts of a design theory: 10 years of industrial applications of CK theory. In Impact of Design Research on Industrial Practice (pp. 189-208). Springer International Publishing.
Agogué, M., Arnoux, F., Brown, I., & Hooge, S. (2013). Introduction à la Conception Innovante: éléments théoriques et pratiques de la théorie CK. Presses des MINES.
Le Masson, P., Weil, B., & Hatchuel, A. (2006). Les processus d'innovation: Conception innovante et croissance des entreprises. Paris: Lavoisier.
C-K T / C-K E
Télécharger ma thèse, ces résultats sont développés dans la partie 5 chapitre 9
Jean, F., Le Masson, P., & Weil, B. (2015). Inverse Technology CK in Environment CK to overcome design fixation. In DS 80-8 Proceedings of the 20th International Conference on Engineering Design (ICED 15) Vol 8: Innovation and Creativity, Milan, Italy, 27-30.07. 15.
Jean, F., Le Masson, P., & Weil, B. (2015, November). Sourcing Innovation: probing Technology Readiness Levels with a design framework. In SIG Innovation EURAM. In-between event Innovation Theory and the (re) foundations of Management.
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